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AD FNEJE Paris
26 juillet 2015

Le gouvernement redécouvre la petite enfance - Article de MEDIAPART

|  Par Lucie Delaporte et Mathilde Goanec

Pendant trois ans, les socialistes ont fait l'autruche. Annoncée en fanfare en début de quinquennat, l'abrogation du “décret Morano” assouplissant la réglementation des crèches n'est plus au programme. De quoi décevoir professionnels et parents, et relancer le débat sur les conditions de travail, malgré la hausse du nombre de places.

En communiquant les chiffres 2014, qui viennent d'être compilés, à Mediapart, le ministère de la famille ne cache pas sa satisfaction : contrairement à 2013, enlisée dans les municipales, l'année 2014 a plutôt été un bon cru pour les créations de places en crèche. Avec 14 300 nouvelles places ouvertes cette année, l'objectif de 15 400 est pratiquement atteint. Pourtant, même à ce rythme, la promesse du gouvernement de proposer, d'ici 2017, 100 000 places supplémentaires en crèche (et 100 000 en accueil individuel) ne sera pas tenue. Le programme du PS de 2012 tablait sur 500 000 places d’accueil (tous modes de garde confondus), alors que 46 % des enfants de moins de trois ans ne bénéficient d’aucune solution de garde en dehors de leur famille.

Surtout, la secrétaire d’État, Laurence Rossignol, n'a finalement pas touché au décret Morano, institué en 2010, et qui avait largement assoupli les règles, permettant un taux d'occupation de 120 % dans les crèches, et y abaissant le taux minimum de personnels qualifiés de 50 % à 40 %. L'abrogation de ce texte, globalement décrié par les professionnels de la petite enfance comme par les associations de parents, était officiellement une priorité des socialistes. Elle avait même été annoncée en février 2013 par l'ancienne ministre de la famille, Dominique Bertinotti. 

Le ministère justifie aujourd’hui cette volte-face : « Le décret Morano n’est qu’un aspect parmi beaucoup d’autres. L’abroger ne va pas tout régler et notamment pas les questions de pénurie de personnel. Nous essayons plutôt d’abord d’avoir une vision globale des différentes formes d’accueil. On ne veut pas changer une pièce du puzzle alors que nous n’avons pas une vision d’ensemble », indique-t-on dans l’entourage de Laurence Rossignol, qui vient d’ailleurs de confier à Sylviane Giampino, présidente d'honneur de l'Association nationale des psychologues pour la petite enfance, la charge d’animer un débat scientifique sur les « grands principes qui devraient s'appliquer à l'accueil des enfants de moins de trois ans pour contribuer au développement de toutes leurs potentialités ». Retour à la case réflexion-concertation, donc, trois ans après l'arrivée aux affaires. 

Ce que le ministère semble avoir découvert, c’est que la question du taux d’encadrement, comme celle du taux de personnel qualifié d’ailleurs, ne faisait pas forcément consensus. « Compte tenu des difficultés de recrutement selon les territoires, il faut veiller à ne pas mettre en difficulté des structures en milieu rural et périurbain. Le tropisme parisien n’est pas forcément représentatif de ce qui se passe sur l’ensemble du territoire. Certaines crèches ne pourraient tout simplement pas fonctionner sans la palette de personnels disponibles », argue le ministère. Et alors qu’il est devenu très difficile de recruter des auxiliaires de puériculture ou des éducateurs, les titulaires d’un CAP petite enfance sont, eux, souvent confrontés au chômage. « En fait, il y a un vrai décalage entre le vivier et le besoin », concède Guillaume Floris, de la CGT petite enfance en Ile-de-France.

Une remise à plat complète des métiers de la petite enfance serait donc nécessaire. « Il n’y a pas de consensus sur ce dont ont besoin les enfants de moins de trois ans. A-t-on autant besoin que cela du profil très sanitaire des auxiliaires de puériculture ? Nous nous interrogeons même sur la pertinence de la dichotomie entre personnel qualifié et non qualifié », poursuit l’entourage de Laurence Rossignol, qui assure que la ministre travaille à la refonte du CAP petite enfance ainsi que d’autres diplômes relatifs à l’accueil des jeunes enfants.

Manifestation contre le décret Morano, en mars 2010 à Paris.
Manifestation contre le décret Morano, en mars 2010 à Paris. © Reuters.

Sur le terrain, ces atermoiements viennent grossir le flot des frustrations. Des grèves répétées ont eu lieu à Paris cette année, qui se sont traduites par plusieurs fermetures de crèches municipales. Elles devraient reprendre à la rentrée. S’il y a bien un prisme déformant, la situation parisienne est néanmoins un bon révélateur de l’état du secteur de la petite enfance. La ville gère plus de 750 lieux d’accueil, et emploie environ 9 000 agents de la petite enfance, ce qui en fait le plus gros employeur de France du secteur. « Ce décret dévalorise toutes nos formations. Les diplômes ne sont pas là pour rien, mais pour éviter de n’avoir dans les crèches que des personnes qui sont là parce “qu’elles aiment les enfants” », souligne une directrice exerçant dans le nord de la capitale. « 60 % de personnes non diplômées, ça veut dire que je vais devoir former 6 personnes sur 10 dans mon équipe, des jeunes filles qui n’ont pour la plupart fait qu’un stage de trois semaines pendant leur formation. Quel temps j’ai pour ça ? »

Ne pas céder sur la question de la qualification est aussi une question de principe pour les auxiliaires et éducateurs, disposant d’un diplôme d’État. « J’ai souvent rencontré des femmes qui avaient conscience d’être assimilées à des gardiennes ou aux bonnes d’antan. Que leur travail était en quelque sorte une “fonction naturelle”, un discours qu’elles reproduisent d’ailleurs partiellement, décrypte Ève Meuret-Campfort, sociologue, qui a réalisé une enquête auprès d'auxiliaires de puériculture syndicalistes dans le grand Ouest. Mais elles font parallèlement l’expérience quotidienne de l’importance de leur métier, avec le sentiment qu’elles participent à la construction des citoyens de demain. Par rapport aux instituteurs, la différence de reconnaissance est flagrante, alors qu’elles se sentent appartenir à la grande famille de l’éducatif, surtout les plus militantes. » 

Bertrand Delanoë, l’ancien maire de Paris, avait fait de la non-application du décret Morano un principe. Mais la diminution des budgets alloués aux collectivités est passée par là et Anne Hidalgo a plus de mal que son prédécesseur à résister à la pression budgétaire. Ailleurs en France, opter pour une majorité de personnel qualifié pose de vrais problèmes financiers. « C’est vrai que dans certaines communes, vu la baisse des budgets, il y a des crèches qui ferment ou qui sont sous-traitées au privé, regrette Birgit Hilpert, éducatrice et membre du collectif Pas de bébés à la consigne, très actif depuis 2010. Madame Rossignol pense que sans le décret Morano, ce sera pire. Nous disons que oui, l’accueil des jeunes enfants a un coût, mais c’est un investissement qui vaut la peine. »

L’autre point clé du dispositif imaginé par l’ancienne ministre de Sarkozy est la possibilité de remplir les crèches à 120 % au lieu de 100 %.  Face au manque chronique de places en crèche, Nadine Morano avait choisi, en clair, le principe du surbooking. Pour être sûres d’avoir dix enfants à temps complet, les structures en admettent douze, comptant sur le fait que tous n’occuperont pas l’ensemble des heures d’ouverture de la crèche. La préoccupation du “remplissage” est légitime, sauf qu’elle occulte une situation aujourd’hui déjà très tendue. Pour tenir le ratio obligatoire (un adulte pour 5 enfants qui ne marchent pas et pour 8 enfants qui marchent), les responsables d’établissement jouent déjà sur les heures plus creuses afin de compenser un sous-effectif chronique. Car les professionnels non plus ne sont pas là en permanence du fait des vacances, des arrêts maladie, des congés maternité (fréquents dans ce milieu très féminisé, et intervenant souvent tôt dans la grossesse, vu la nature du travail). À tel point qu’il n’est pas rare, à Paris notamment, que la directrice, la lingère voire la cuisinière, pallient les absences en remplaçant au pied levé les auxiliaires… « Ce n’est pas normal mais la priorité, ce sont les enfants, explique Birgit Hilpert. La vaisselle ou le linge, ça peut attendre. » 

Dans un certain nombre de communes, les crèches ont également mis en place un système de pointage, afin que la caisse d’allocations familiales (CAF) connaisse précisément le nombre d’heures que passe chaque enfant dans la structure, et ainsi affine son taux de remplissage. L’idée étant même de proposer parfois deux enfants par « place ». C’est également une réponse au travail atypique des parents, certains pouvant avoir besoin de moins d’heures ou d’horaires décalés. Le concept est séduisant mais difficilement tenable sur le terrain. « Accueillir un enfant, c’est aussi s’en préoccuper pour tout le reste de la journée, rappelle Birgit Hilpert. Combien d’enfants les professionnelles peuvent-elles avoir en tête chaque jour ? Le risque d’une telle stratégie, c’est que la crèche devienne une usine où l’on gère seulement les entrées et les sorties. » 

Le souci, légitime, de développer le service public de la petite enfance, finit par masquer les conditions de travail des agents. « Les gestionnaires tirent sur une corde sensible et le savent parfaitement, assure Perrine, une éducatrice parisienne (qui a souhaité un prénom d’emprunt). Dans notre métier, on ne peut pas dire “stop, mon petit bonhomme, je ne m’occupe pas de toi parce que vous êtes trop nombreux”. On ne laisse pas choir un enfant parce qu’on en a ras-le-bol. » Les différentes mobilisations, et notamment les grandes grèves lors de la mise en œuvre du décret Morano, utilisent aussi en priorité la figure de l’enfant comme ressort, invisibilisant encore un peu plus la pénibilité du travail. « Il y a quelque chose de sacré autour des enfants. La pénibilité du travail en crèche ne ressort que dans les cas extrêmes de maltraitance, note Ève Meuret-Campfort. Ce qui permet l’action, c’est “l’amour des enfants”, car cette cause est aussi celle qui paraît juste aux yeux des parents. On ne parle pas trop du bruit, de la tension, des charges à porter. Mais derrière la revendication sur les effectifs ou la qualification, c’est aussi ça qu’il faut entendre. »

Le témoignage de Perrine va dans le même sens : « Seule avec un groupe de dix, psychologiquement, physiquement, c’est dur. On porte beaucoup, dans notre corps et dans notre tête, les enfants et leurs familles. Malheureusement, ça nous arrive de faire simplement de la garderie faute de personnel. C’est d’autant plus dur qu’on a des principes professionnels. » À la cellule souffrance et travail de la ville de Paris, 40 % des agents qui consultent sont issus de la direction famille et petite enfance.

 

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